Cette mosaïque byzantine du Bon Pasteur est l'œuvre d'un jeune artiste Benoît Pouplard, aidé, pour la réalisation de la brebis, de son maître mosaïste Josée Thiriau.
Deux jours avant sa mort, le 27 novembre 1895, Dom Leduc avait fait ses dernières recommandations à Mère Marie Cécile, 1ère Supérieure Générale : « Mon enfant, je vais mourir, mais je tiens à vous recommander ma chapelle. Notre Seigneur n'a pas voulu me permettre de la finir ! Je fais le sacrifice de ne pas dire la sainte Messe à l'autel placé sous la coupole ! Si seulement j'avais pu le faire une fois ! Que la volonté de Dieu soit faite. Allez doucement et comptez sur la bonté de Notre Seigneur… Occupez-vous de la chapelle, je vous aiderai ! » Jamais Dom Leduc ne reculait lorsqu'il s'agissait de Notre Seigneur. « C'est lui - disait-il - qui nous donne tout. Il doit être le premier servi ; c'est le divin Pauvre. Ce n'est jamais trop beau pour Lui, c'est le Fondateur. »
Outre les sculptures que la première Supérieure Générale avait reçu mission de faire exécuter, il entretenait plusieurs autres projets : celui d'une fresque qui mettrait en valeur le médaillon de la Sainte Face et recouvrirait tout l'intérieur de la coupole ; puis, deux peintures : l'une au dessus de la grande porte, représentant la Transfiguration ; l'autre auprès de son tombeau, qui rappellerait la Résurrection. Ces deux derniers désirs ont été réalisés. Le premier projet, grandiose, puis un autre, non moins grandiose - celui d'orner le fronton extérieur de mosaïques - ont été remplacés par ce projet plus modeste dans le tympan qui surplombe la tribune de la chapelle.
Au printemps 2007, lors d'une rencontre avec Benoît Pouplard pour un tout autre travail - complément de mosaïque pour le sol du sanctuaire de leur chapelle, - nous évoquons l'idée d'une création qui viendrait prendre place dans la Chapelle alors en cours de restauration. Très vite, le thème principal est pressenti : celui d'évoquer notre charisme : « Le Bon Pasteur sauvant la brebis égarée et malade.» Cette page d'Évangile (Lc 15, 4-7) rejoint en effet très profondément notre vie de Servantes des Pauvres : « Chaque sœur elle-même, - dit notre Règle - en approchant les plus Pauvres, sera appelée à imiter l'exemple plein de tendresse du Bon Pasteur.» Cet amour bienveillant du Bon Pasteur que nous appelons miséricorde se penche sur la souffrance, sur la misère humaine, sur ce qui est faible et petit pour le relever avec tendresse, le sauver et le transfigurer. En cela, Notre Père Fondateur ne nous demande-t-il pas « d'imiter l'exemple de Notre Seigneur qui n'a pas dédaigné de guérir beaucoup d'infirmités, mais qui s'est attaché surtout à sauver les âmes et à les conduire au Ciel. »
Laissons maintenant parler l'artiste, Benoît Pouplard : « Dans un climat de confiance réciproque, le projet prend finalement corps pour devenir réalité au début de l'été avec la réalisation des premiers croquis préparatoires…
Je réalise l'ampleur du projet en juillet lorsqu'il s'est agi de réaliser l'épure des motifs principaux à l'échelle 1 : un Christ de presque 5 mètres de hauteur, s'il eut été debout ; calculer les déformations de perspective des motifs liées à la hauteur de la mosaïque une fois en place.
Il y eut également la recherche de sources d'inspiration pour traduire au plus près l'idée d'un Christ incarné proche de l'homme (pour éviter la traditionnelle figure souvent grave du Christ pantocrator chère à la tradition des mosaïques byzantines), les jours passés à dessiner et redessiner le visage pour tendre vers l'expression souhaitée ; puis s'arrêter et se dire enfin : 'j'y suis'.
Sans parler de la brebis qui nous aura donné quelques soucis pour imaginer la meilleure position et l'expression idéale. Je suis très reconnaissant envers les sœurs d'avoir confié une telle création en toute confiance au jeune mosaïste que je suis.
A ce stade, le problème majeur était de trouver un atelier assez grand pour pouvoir accueillir une telle création que je pensais d'ailleurs à ce moment voir durer environ trois mois (il s'avèrera très rapidement que neuf mois ne seront pas superflus). Le hasard voulut (si l'on est tenté de croire en son existence) qu'une église, Saint Eusèbe, située à deux pas de mon atelier à Gennes, soit ouverte au public après être restée portes clauses pendant des années.
Je tente ma chance et propose à la municipalité d'y réaliser la première étape de la mosaïque permettant ainsi aux Gennois de profiter du caractère exceptionnel de ce travail. C'était chose faite, l'atelier était prêt à nous accueillir ; 'nous', car rapidement, j'ai associé Josée THIRIAU, mon maître mosaïste, au projet et plus particulièrement à la réalisation de la brebis.
Après cela, c'est ce que l'on peut appeler une histoire de mosaïste, le travail passionnant du choix de la palette des matières et couleurs :
le verre de murano, comme il se doit pour une mosaïque d'inspiration byzantine (environ 60 nuances de smalt auront été utilisées) ;
la terre cuite des Rairies : petite touche locale pour renforcer les contrastes avec la brillance du verre ; les émaux d'or dans la plus pure tradition byzantine.
Un peu de technique et beaucoup de ressenti pour se laisser porter par l'inspiration, il n'est pas réellement question de choix - lorsqu'il s'agit de poser une tesselle, - une fois la couleur dominante et le rythme déterminés (artifice qui permet au mosaïste de créer l'unité de l'image, sa force, l'impression de mouvement). Le choix se fait donc sur les grands ensembles et les mouvements principaux. C'est ensuite l'inspiration qui guide la main lorsqu'on se trouve à l'échelle de la tesselle.
Pour la représentation de la brebis, nous étions confrontés à l'interprétation du pelage,
aucun modèle satisfaisant n'existant réellement dans le fond documentaire sur l'histoire de la mosaïque.
La tâche fut finalement gérée de main de maître par Josée Thiriau,
qui a su créer un mouvement et une magnifique vibration après des mois de labeur.
Tout, dans ce travail de création des motifs, était destiné à donner corps à la parole du Christ « noli timere - salvabo te » : un pied bien stable ancré dans le sol, l'auréole d'or baignant le Christ dans la lumière divine, une épaule forte et un mouvement de main dynamique - créé grâce à l'utilisation de l'opus insertum pour la réalisation des mains … petite entorse aux opus tessellatum et vermiculatum du style byzantin -, le visage d'un Christ plein de compassion et d'une brebis aimante et emplie d'espoir malgré la position de son corps traduisant la souffrance. Une petite précision s'avère nécessaire à propos des opus en mosaïque. Le type de pose, de même que la nature et les couleurs des matériaux, la forme des tesselles et leurs dimensions, permettent de définir et de distinguer les différentes techniques de mosaïque. Dans l'Antiquité, les Romains les ont codifiées sous le nom d'opus.
Après environ 6 mois de travail sur les motifs et une lutte contre le froid hivernal, dans une église aux prises avec le vent glacial qui nous empêchait de mettre nos ciments en œuvre et nos doigts en action, il a fallu totalement revoir l'idée figurative de départ pour les fonds.
Je suis parti sur un contraste de matière par rapport aux motifs principaux en utilisant la volonté des sœurs de conserver et de mettre en valeur le rendu sobre et lumineux de la pierre calcaire de la chapelle.
J'ai choisi sur plaque chez un marbrier, une gamme de 4 marbres du blanc cassé au brun aux noms évocateurs (jaune Atlantide, crème marfil…), en essayant d'imaginer un rythme composé de dégradés complexes, en jouant avec des inclusions de smalt et d'or.
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L'idée fondatrice était de laisser transparaître dans la nuance l'essence divine qui émane du Christ et baigne toutes choses dans la lumière du Créateur (symbolisée par les tesselles d'or disséminées dans la partie supérieure de la composition), le bleu du ciel et de l'eau, le vert du végétal, le brun de la terre, les rouges et oranges du feu, ainsi que le gris symbolisant le monde minéral (bien que le mosaïste soit bien placé pour savoir que le minéral n'est pas plus gris que vert ou que rose). A moins que les zones grises situées au bas de la composition ne soit ma propre traduction du buisson d'épines que serait l'anthroposphère moderne où l'homme s'est totalement coupé de son rapport à la Nature et au Divin comme modèle d'équilibre.
Le plus déstabilisant pour le mosaïste est de créer, au sol, une œuvre à destination murale d'une dimension telle que l'on ne peut jamais prendre le recul nécessaire pour mesurer les effets obtenus. Il s'agit d'intellectualiser la représentation du travail en place sur la voûte, qui ne sera confirmé qu'une fois la mosaïque définitivement en place.
Les 8 caisses de bois contenant tous les morceaux du puzzle de la mosaïque soigneusement numérotés arrivent en la chapelle Saint Sauveur le 14 avril 2008.
Le tout est d'abord reconstitué à même le sol de la chapelle sur l'épure qui a servi de modèle.
Les morceaux seront montés un à un au fur et à mesure de la pose.
Cela donne à toutes les sœurs la joie de contempler, de près et dans le détail, ce chef d'œuvre.
La phase de pose in situ prendra une quinzaine de jours au cours desquels nous avons pu bénéficier du merveilleux accueil des Servantes des Pauvres qui nous offraient le réconfort d'un repas chaud chaque jour après plusieurs mois de pique nique frileux. Le plus difficile était enfin derrière nous…
La satisfaction de l'œuvre accomplie, entièrement terminée le 30 avril, quelques instants avant la sonnerie des premières Vêpres de l'Ascension.
Les derniers ajustements d'éclairage, tâche des plus complexes lorsque l'on sait qu'il s'agit de faire jouer la lumière sur une surface composée d'environ 200 000 tesselles aux inclinaisons variées, pour rendre au mieux l'image que le mosaïste a intellectualisé pendant des mois…
et voici l'œuvre achevée qui prend toute son ampleur.
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De l'art de la mosaïque, ou de l'infiniment petit à l'infiniment grand
Saint Augustin, dans un dialogue philosophique intitulé De ordine (386), souligne le principe même de la mosaïque. La merveille, dit-il, est que, même dans l'infiniment petit, on constate à la fois la distinction des parties (distinctio) et leur unité dans un tout organisé (compositio). Le mouvement est double : chaque élément est distinct en lui-même, mais repris dans une totalité qui lui donne un sens. Chaque tesselle est placée séparément dans une rangée à côté d'une autre, et, en même temps, elle participe d'une « composition » globale où elle est en quelque sorte « subsumé » dans l'appréhension d'une figure. Quelle technique plus appropriée que la mosaïque pour symboliser cette idée du divin dont chaque parcelle de vie organique ou minérale est empreinte ! Exprimer la continuité de la forme à partir de la discontinuité du matériau : effet obtenu grâce à un artifice appelé opus vermiculatum, rythme créé à partir de tesselle de marbre ou de smalt (émaux de verre vénitiens) taillés 'à la demande' pour s'emboîter les uns dans les autres comme les éléments d'un puzzle qui compterait environ 200 000 pièces.
Benoît Pouplard - Gennes - août 2008